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Le Départ d'Égypte

par Victor Teboul
Ph.D. (Université de Montréal), Directeur, Tolerance.ca®
Je ne sais pas ce qu'est l'exil, je n'ai aucune idée du déracinement. Malgré mon accent à la Youssef Chahine qui me trahit, je ne me suis jamais senti égyptien, ni au Québec ni en Égypte, où pourtant je suis né. Je n'ai vécu que les onze premières années de ma vie à Alexandrie, et pourtant, pour quiconque me pose des questions sur mes origines, je suis et demeure égyptien. C'est là sans doute le paradoxe de plusieurs d'entre nous qui avons quitté très jeunes notre pays natal.
 

Lorsque je me rappelle qu'en plus mon père et ma sœur furent emprisonnés par les autorités égyptiennes, lors de la crise de Suez, et que nous fûmes ensuite expulsés et "rapatriés" en France, je me dis que j'ai de bonnes raisons de ne pas me sentir égyptien.

J'ai toujours le même souvenir de notre départ qui me revient. Je suis assis avec mes parents dans un taxi qui file à toute allure vers le port. Mon père et ma sœur (mon aînée de dix ans) viennent d'être libérés de prison et un bateau déjà bondé nous attend au bout d'un quai. Je me souviens d'avoir hâte de retrouver mon journal. J'ai commencé sa rédaction au moment où la guerre a éclaté. Je tiens à raconter ce qui nous arrive. Cela me semble tellement singulier.

Curieusement, malgré ce que nous avons vécu, je n'ai jamais cessé de porter en moi cette Égypte que j'ai connue si peu.

Et puis il y a Alexandrie, ma ville natale, que je n'ai revue qu'une seule fois après notre départ précipité de décembre 1956.

C'est en 1988 que je saisirai l'occasion d'y retourner, alors que je préparais une série d'émissions sur les quarante ans de l'État Israël, pour la radio de Radio-Canada. À mon arrivée à l'aéroport d'Alexandrie, je suis étonné qu'on m'adresse spontanément la parole en arabe, moi qui l'ai si peu appris. Et je me surprends à employer des mots que je pensais enfouis dans mon enfance pour répondre à mes interlocuteurs- agents de bord, chauffeurs de taxi, réceptionnistes. Il y a comme ça des paroles d'autres langues -j'allais dire d'outre-tombe- qu'on porte en soi et qu'on se surprend à prononcer à des moments inattendus.

À la synagogue Éliahou Hannabi, je pense à ces jours de fête où le « Temple », comme on l'appelait, était rempli de monde jusque dans ses jardins. Un soldat à l'uniforme trop grand est posté devant la porte d'entrée, il me semble tenir un vieux fusil datant de l'époque du roi Farouk. La synagogue est maintenant déserte, mais bien conservée car, m'explique le président de la communauté, on attend le prochain car de touristes, qui arrivent de France...

Dans la rue, je cherche ces odeurs d'autrefois, comme celle du maïs grillé sur la corniche ou bien celle des grillades sur la place Saad-Zaghlul. Je m'attends à retrouver la musique de toutes ces langues qu'on entendait dans les pâtisseries, au marché. Mais cela a évidemment disparu.

Exception faite de cette ambiance cosmopolite inexistante, je ne décèle aucun changement réel en marchant dans les rues. Les façades des bâtiments, quoiqu'elles aient perdu de leur éclat, me paraissent intactes.

Comme si on avait simplement vidé la ville d'une partie de sa population, sans changer quoi que ce soit à sa physionomie.

Je reconnais les rues et je retrouve même notre appartement. Les nouveaux occupants, d'anciens voisins, me reconnaissent. Nous versons beaucoup de larmes.

Je m'assieds, on va me préparer du thé et, tranquillement, pendant que nous nous remettons de nos émotions, je me rends compte que je suis assis dans le salon de mes parents, sur leur divan, en face de l'argenterie que ma mère aimait tant. Nos anciens voisins se sont installés chez nous et ils se servent de nos effets personnels ! Ils ont tout simplement pris possession de ces lieux que nous avions quittés en toute hâte, avec vingt livres égyptiennes en poche et cent kilos de vêtements dans nos valises.

Les occupants des lieux sont tout fiers de me montrer des photos de ma sœur et de moi-même en compagnie de nos parents. Je n'ose pas les leur réclamer. Ces images leur appartiennent, elles leur rappellent ces êtres d'une autre époque que nous fûmes et dont ils ont hérité des biens. Je suis figé sur mon siège, un goût amer dans la bouche. Je ne suis pas sûr que je veuille goûter au thé.

*

Je croyais que ce voyage en Égypte m'avait guéri du besoin de revivre cet épisode de mon histoire.

Et puis, soudain, le passé surgit, vous rattrape. Vous regardez une émission à la télévision sur les réfugiés palestiniens, et après avoir écouté la conversation qu'a eue l'animateur avec son invité, au moment où les auditeurs vont téléphoner pour discuter avec les participants, vous avez l'impression qu'on a sauté par-dessus une page importante de votre histoire.

La crise de Suez, les expulsions, les réfugiés juifs d'Égypte. Sûrement qu'ils ont en entendu parler. Vous vous décidez à appeler. Savait-on que des milliers de Juifs avaient été jetés en prison en Égypte, en 1956, avant d'être brutalement expulsés, sans compter le sort des réfugiés juifs des autres pays de la région ? Vous sentez l'effet de surprise.

N'est-ce pas étrange aussi de découvrir, dans tous ces livres qui s'écrivent sur cette période cosmopolite de l'histoire égyptienne, comment on s'attarde si peu sur cet épisode dramatique qui marquera la fin de la communauté juive d'Égypte ?

Je comprends qu'on veuille oublier ces moments douloureux.

Quant à moi, j'éprouve une certaine ambivalence lorsque je pense aux Juifs d'Égypte : je suis tiraillé entre l'admiration et la colère.

Comment, en effet, ne pas les admirer, alors que l'Égypte a pu bénéficier de toutes ces industries développées grâce à eux -celle du coton, du papier, du sucre-, ou de ces réseaux d'affaires internationaux qu'ils ont mis en place pour les classes nanties égyptiennes ?

Quant à la colère, elle est provoquée par leur silence. J'ai l'impression que les Juifs d'Égypte sont demeurés plutôt discrets sur ce qu'ils ont subi.

Ils étaient 80 000 en 1948, 50 000 en 1952, 7 000 en 1967.

Que s'est-il passé entre ces trois dates? Ils se sont identifiés à l'Europe et aux colonisateurs, s'entend-on dire.

Remontons à 1945, si vous le voulez bien, et écoutons l’écrivain Jacques Hassoun :

« (…) l'Égypte, écrit-il, fut le seul pays arabe qui refusa à partir de 1945 à ses Juifs les plus autochtones, dont l'implantation remontait à plusieurs siècles sinon à plus d'un millénaire, la nationalité égyptienne. Ainsi, les Juifs d'Égypte s'entendirent-ils dire qu'ils étaient des "étrangers". Comment ne pouvaient-ils pas à la longue s'identifier à ce rêve européen? » (1).

Quant à l'accusation portée contre eux à l'effet qu'ils étaient sionistes, ici aussi il est intéressant d'écouter Hassoun. Celui-ci évoque l'existence à Alexandrie, entre 1946 et 1948, d'une Ligue juive anti-sioniste (c'est moi qui souligne) dont les membres furent internés au camp d'Aboukir en mai 1948, pour être par la suite expulsés d'Égypte ! (2)

En 1956, à la suite de la crise de Suez, trente mille juifs ont vu leurs biens confisqués par les autorités égyptiennes et ont été forcés de quitter le pays.

Un tiers d'entre eux se sont installés en Israël. Les biens laissés en Égypte par ces derniers sont évalués aujourd'hui à plus de deux milliards et demi de dollars US. Or, on sait que les accords de Camp David n'ont pas prévu de dédommagements.

Les deux autres tiers de la communauté, également dépossédés, partiront pour la France, l'Angleterre, l'Amérique latine et même pour le Canada.

Détenteurs de passeports étrangers, la citoyenneté égyptienne, comme on l'a vu, leur ayant été refusée, ils subiront humiliations et internements.

Certains d'entre eux, ceux qui avaient malgré tout réussi à obtenir la naturalisation égyptienne, virent leurs passeports confisqués et durent trouver un pays qui accepterait de les recevoir…en tant qu'apatrides.

Tandis que tant de groupes à travers le monde -et jusqu'au Canada- exigent dédommagements, excuses officielles et solennelles pour des injustices commises à leur égard ou à l'endroit de leurs ancêtres, les Juifs d'Égypte et leurs descendants demeurent bien silencieux quand il s'agit de rappeler à la mémoire du monde ce qu'ils ont vécu.

J'ai le vague soupçon, pour l'avoir vécu dans ma famille, que les Juifs d'Égypte, malgré les torts subis, ont continué d'aimer ce pays.

Je suis toujours fasciné par l'affection qu'ils éprouvent pour les coutumes et la culture égyptiennes, comme si celles-ci étaient partie intégrante de leur identité juive. Cet attachement n'a pas été diminué par leur appartenance à l'Occident, bien au contraire.

Lorsque je fouille dans cette page de mon histoire, je suis surpris de découvrir, ayant surtout connu le triste épisode des expulsions, ce rapport symbiotique qui a existé entre la communauté juive et le monde égyptien. Et je me rends compte que ce sont les écoles juives d'Égypte qui ont réussi à cultiver auprès de leurs élèves ces sentiments de profonde affection pour le pays.

Les « Juifs d'Égypte n'ont fabriqué aucune judéo-langue, contrairement aux Maghrébins, aux est-européens ou aux hispano-balkaniques», note encore Jacques Hassoun. Ils ont parlé en arabe, et c'est en arabe que de nombreux livres de prière sont lus. Exemple unique dans le monde islamique, c'est en graphie arabe, selon Hassoun, que la traduction de ces ouvrages est retranscrite(3).

Imaginez ce que vous ressentez lorsque vous découvrez qu'il existait, jusqu'à la fin des années 1930, des Juifs tout à la fois nationalistes égyptiens et militants sionistes, et que cela constituait, pour eux, deux composantes tout à fait naturelles et complémentaires de leurs allégeances politiques.

C'était le cas de Léon Castro qui dirigeait en même temps le journal nationaliste de langue française « Liberté » et … l'Organisation sioniste du Caire, comme aussi celui de Félix Benzakein, député du parti Wafd et président de l'Organisation sioniste d'Alexandrie.

On croit rêver.

Voir aussi La Lente découverte de l'étrangeté, le roman de Victor Teboul sur les expulsions de 1956.

L'article ci-dessus est aussi paru au journal Le Devoir, 20 et 21 avril 2002, p. B -11 et dans La Voix sépharade, mai 2002, pp. 56 - 58.

Lire aussi Alexandrie, ma ville-mère.

Notes

1. Jacques Hassoun, «Les Juifs, une communauté contrastée», dans Alexandrie 1860 - 1960, Autrement, p. 66.

2. Ibid., p. 65, note 21.

 3. Jacques Hassoun, «Chroniques de la vie quotidienne», dans Juifs du Nil, Le Sycomore, 1981, p. 166.

 



  



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Il y a actuellement 1 réaction.

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Je suis très touché par votre texte
par Claude Cohen le 14 avril 2023

Cher Monsieur,

Une parente de Brooklyn m'adresse un billet de votre part sur votre sortie d'Egypte en 56. Je suis très touché par votre texte, pour de multiples raisons.

Tout d'abord, votre réflexion sur les identités mosaïques est fort bien servi par une langue précise et une belle écriture.

Nous sommes de plus cousins. Pour être plus exact, si nous ne sommes pas issus de la même famille, nous sommes cousins au sens que l'on donne au Canada. Chez moi en France, nous serions appelés des "pays".

La grande différence entre nous est que vous êtes né à Alexandrie et moi à Paris. Vos souvenirs sont réels, les miens sont reçus. Permettez moi de vous adresser une modeste contribution qui illustre mon propos. Car je suis fils de khawagats du Caire, à la fois très fier de notre rareté ("rrrrien à comparer avec ces marocains yaani un peu baladi") et coincé entre mon identité réelle de gaulois et mes identités virtuelles levantines. Bref, j'entends votre accent, connais vos tournures de phrases et partage votre désarroi, tout en sachant que je suis nostalgique d'un pays que je n'ai jamais connu. Go figure.

En tout cas, mabrouk aaleiki. Pour un canadien, vous écrivez bien le français. Le collège des frêres sans doute...

Bien à vous,

Claude Cohen

P.S. J'ai reçu ce commentaire en 2018.  

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